La Femme dubaïote et la Covid-19 : les réseaux sociaux et le mirage d'une liberté virtuelle

Rachel Haddad - Dubai

Architecte de formation, elle obtient en 2014 son master en aménagement du paysage avec mention très bien. Après avoir déménagé à Dubaï, elle se lance dans des études de troisième cycle à l’École d’Urbanisme de Paris. Elle travaille sur l’analyse du mode de fonctionnement d’un nouvel environnement social et urbain, à savoir celui des espaces privés ouverts au public à Dubaï. Elle enseigne par ailleurs l’aménagement du paysage et des espaces publics à l’Université Américaine à Dubaï.

La pandémie du Coronavirus a pesé énormément sur l’humanité en général et l’individu plus particulièrement. Notre vie a subi beaucoup de transformations.

Aux Émirats Arabes Unis, après six longs mois, les choses vont mal. Le nombre de cas confirmés continue à grimper (au 22 septembre 2020, le nombre total de cas confirmés a dépassé les 85 000).

Beaucoup d’employés travaillent toujours à distance, surtout les employés des bureaux dits cols blancs. En revanche, la majorité des travailleurs des services n’ont pas arrêté de travailler durant toute la pandémie. Ils continuent à servir la ville, à livrer à domicile ce que les élites ont commandé en ligne.

Jusqu’à la fin avril, date de la levée des restrictions de déplacement à Dubaï, nous ne percevions sur les larges autoroutes de la ville que des livreurs à domicile, fonçant partout pour livrer tout genre de biens commandés en ligne. Quand j’évoque ces agents de livraison, je parle strictement d’hommes non pas de femmes, puisque dans les pays du Golfe, c’est un métier masculin exercé par des hommes de l’Inde et du Pakistan. La majorité des livraisons se fait sur des scooters, un moyen de transport exclusivement masculin dans les pays arabes où les femmes supposées respectables ne montent jamais sur un deux-roues.

D’un autre côté, suite à leur réouverture partielle le 23 avril 2020 après l’assouplissement des restrictions, les centres commerciaux ont repris leur activité le mercredi 3 juin. Ils ouvrent enfin leurs portes à tous. Les malls de Dubaï opéraient à horaire réduit, avec une clientèle ne dépassant pas trente pour cent de leur capacité totale. Contrairement aux agents de livraison, la majorité des employés des centres commerciaux sont des femmes asiatiques.

Snapchat gagne du terrain

À la lumière de cette situation, je me suis particulièrement intéressée aux femmes dubaïotes. Tirant avantage de mon réseau d’étudiantes émiraties à l’Université Américaine à Dubaï (AUD), j'ai réussi à interviewer via visioconférence certaines d’entre elles, ainsi que certaines de leurs amies, cousines ou membres de leur famille.

Avec toutes les restrictions que leur société leur a déjà imposées en temps normal et au nom de la religion et de la culture, je voulais savoir comment ces femmes passaient leur temps pendant le confinement, surtout quand la ville était complètement fermée à partir du 4 avril 2020 y compris les centres commerciaux, où ces dernières passent habituellement une grande partie de leur temps, la flânerie en voiture étant interdite. Ces femmes dont la culture leur impose des interdictions particulières comme ne pas parler avec des hommes non-mahram – le mahram étant le frère, le père ou le mari1 –, ne pas se montrer devant les étrangers, et pour qui les malls leur offraient un certain type de déconfinement, une certaine liberté où elles pouvaient discrètement entretenir des rapports sociaux avec l’autre.

Pour les jeunes femmes émiraties, le centre commercial est utilisé non seulement à des fins de consommation mais pour des raisons beaucoup plus importantes, plus personnelles. Les centres commerciaux sont un lieu secret de liberté. Ce sont les espaces de rencontre avec le sexe opposé et des personnes d’autres nationalités. Ces jeunes filles sont là pour assister au spectacle de la vie et pour respirer la liberté, pour voir et être vues par l’autre, car ce qui est admis dans le centre commercial sous le prétexte du « shopping » n'est pas accepté en dehors de ses murs. Maryam (20 ans, étudiante à l’AUD) l'a mentionné sans crainte : « Le centre commercial est une évasion, une respiration entre les restrictions familiales et communautaires. Un endroit pour se cacher, où je peux me divertir ».

Apparemment ce qui a pris le relais de l’acte de voyeurisme dans les malls et de la liberté de s’exhiber sans être jugé par la société pendant la fermeture totale de la ville a été le téléphone portable, en particulier le Smartphone. Plus particulièrement, les applications des réseaux sociaux ont relevé le défi et ouvert à ces femmes une fenêtre sur le monde pour regarder ailleurs sans quitter leur chambre et sans être vues ni surveillées. D’habitude elles utilisaient ces applications pour observer la vie des autres (femme, homme, émirati ou pas) mais jamais comme un outil de sociabilisation. Cependant, avec le confinement, ces applications fonctionnent comme des malls virtuels où ces femmes ne vont pas seulement pouvoir regarder les autres à travers des profils à accès limité, mais aussi se montrer et exposer leurs vies personnelles à un public bien sélectionné, y compris leurs amoureux secrets.

Snapchat gagne dans cette guerre d’applications de réseaux sociaux, surtout dans cette région du monde. Apparemment ici c’est l’application préférée des Émiratis et la plus utilisée pendant le confinement. Snapchat est une application basée sur la confidentialité, où les photos et les vidéos que l'on partage ne peuvent être ni sauvegardées ni enregistrées dans l’appareil récepteur. Une fois que le récepteur les a visualisées, leur contenu n’est plus disponible.

Amna (25 ans, célibataire, sans-emploi) affirme qu’elle affiche toute sa vie privée sur Snapchat, elle publie tranquillement des photos et des vidéos tout au long de la journée puisqu’elle connaît très bien son public qui va les visualiser. Mais ce qui est plus important c’est le fait que rien ne peut être sauvegardé. Elle partage son intimité avec ses copines sans craindre les reproches de son entourage puisqu'aucune preuve ne subsistera.

Peut-on dire que cette confidentialité offerte par Snapchat à ses usagers est la raison de sa réussite aux Émirats où même dans les pays voisins du Golfe ? Une confidentialité assurée par une liberté virtuelle qui semble garantir son succès ? Peut-on comparer le mode de fonctionnement de cette application au mode de vie de la femme émiratie ? Le fait de voir et d’être vue par un public bien précis et choisi par l'utilisatrice elle-même pour une fois ? De publier sa vie privée dont le but est de montrer à son entourage ce que l’on fait ? Sans pour autant subir les conséquences sociales cruciales et tragiques qui censurent pareilles exhibitions dans l'espace public, du moins pour les femmes.

Échappées belles

Durant cette période de confinement à Dubaï, un événement traditionnel de cette époque de l'année a été vécu de façon tout à fait inhabituelle. Il s'agit de Eid el-Fitr, la fête musulmane marquant la rupture du jeûne du mois de Ramadan. D’habitude durant cette période de l’année, les fidèles et leurs enfants visitent leurs proches et amis afin de leur présenter leurs vœux. Les matins, les hommes font leur tournée en premier, suivis par les femmes les après-midi, mais jamais ensemble. Les femmes doivent rester à la maison pour servir les hommes.

Pour cette année 2020, le gouvernement de Dubaï avait interdit les prières collectives du Eid à cause de la pandémie ainsi que les visites, qui se sont réduites à des appels Visio ou téléphoniques.

Hamda (34 ans, mariée et sans enfants, fonctionnaire) a hésité avant de me confier que cette interdiction de visites l'a vraiment soulagée. Elle avait trop peur des membres âgés de sa famille, mais elle avait surtout échappé à la visite de ses beaux-parents et leurs questions personnelles insupportables : « Ils se mêlent de tout, même ils me demandent pourquoi je ne suis pas encore tombée enceinte » affirme-t-elle. Hamda avait décidé de se confiner seule sans son mari chez sa sœur divorcée. Mais, elle a été obligée d'avoir la permission de son mari pour y aller. Elle était contente de ne pas vivre cette période dure en tête à tête avec son mari, qui lui, avait décidé de se confiner chez ses parents : « Je remercie Dieu que mon mari m’a autorisé cette sortie de la maison, je ne peux pas imaginer comment j’aurais pu survivre cette période avec eux ». Elle m’a aussi expliqué que les hommes émiratis durant ces longs séjours au foyer, passaient la majorité de leur temps au Majlis2, un espace domestique strictement masculin et rarement avec les femmes à l’intérieur de la maison.

Samira (23 ans, célibataire, étudiante) était aussi contente que le gouvernement ait imposé ces restrictions puisque, pour elle, c’est impoli, voire impossible de refuser les visites des autres, même durant cette période critique. Elle avait très peur pour sa mère âgée et malade. De même Samira avait échappé aux questions très personnelles et embarrassantes des visiteurs : « Où travailles-tu ? N’as-tu pas encore fini tes études universitaires ? Tu n’as pas encore un fiancé ? ». Elle ajoute : « J’aime cette fête, mais les visites et les questions me dérangent. Les femmes sont insupportables. Elles parlent trop, elles jugent aussi. J’ai peur de ce qu’elles pensent ».

Maryam (36 ans, mère au foyer) vit avec ses beaux-parents et son mari dans la maison familiale. Au début de notre entretien, elle était inquiète et voulait me présenter sa vie comme dans un cadre idéal. Mais au fur et à mesure de la discussion, elle m’a confié que durant le confinement, sa belle-mère avait décidé d’envoyer sa cuisinière en vacances, puisque la cuisinière - de nationalité philippine - avait le droit de sortir la nuit et dormir chez elle, ce que la belle-mère avait estimé très dangereux pour la famille. De ce fait, Maryam avait la charge de cuisiner et faire manger la grande famille de 9 membres : « Parfois il fallait que je cuisine plusieurs plats pour faire plaisir à mon mari, mon beau-père et mon fils Khalifa (16 ans).

Traditionnellement, à table, les hommes seuls sont servis en premier. Une fois qu'ils ont terminé, ils cèdent leur place aux femmes qui se servent et continuent à manger des plats que les hommes n’ont pas finis. Enfin vient le tour des domestiques qui ont droit aux restes.

Une période estimée être en temps normal une des plus festives de l’année, est en réalité la plus lourde et encombrante dans la vie des femmes dubaïotes avec toutes ces visites de courtoisie imposées par la culture et la société. La Covid-19 a constitué pour une majorité d’elles un soulagement, un espace de respiration pour ces femmes tourmentées par ces barrières sociales limitant leurs vies.

À Dubaï Mall

Après la réouverture partielle des malls le 28 avril 2020, je me suis aventurée le 2 mai dans Dubaï Mall, le centre commercial préféré des femmes dubaïotes3.

À l’intérieur du Mall il n’y avait pas beaucoup de monde, mais ceux qui étaient là, et sans exception, portaient des masques. Ceci dit, cette fois j’ai été frappée par un constat. La majorité – pour ne pas dire la totalité – des visiteurs était des Émiratis, soit en couple soit en binôme, mais jamais seuls, et qui, normalement, ne sont pas présents dans la partie touristique du Mall. D’après mes observations, les Émiratis se rendent surtout à la Fashion Avenue du Dubaï Mall, sa partie la plus luxueuse, conçue et inaugurée récemment et visant une clientèle bien précise, celle des femmes émiraties les plus riches qui sont là puisque la consommation de marchandises de luxe est le reflet d’une appartenance de classe, de groupe, mais aussi et davantage d’une identité sociale et culturelle4.

Mais avec le déconfinement, ces femmes sont partout dans le Mall, contentes de sa réouverture, comme si elles célébraient le retour de la vie et surtout leur propre retour à une existence normale.

En faisant le tour de Dubaï Mall, j’ai remarqué que le nombre d’employés dépassait largement le nombre de clients présents dans les magasins. Pendant cette période, des gens avaient toujours peur de s’aventurer dans des endroits clos surtout les centres commerciaux, ils n’étaient toujours pas sûrs de l’impact du virus, sauf ceux que j’ai observés.

Je me suis dirigée directement vers la nouvelle section de luxe. Comme d’habitude, et comme si le coronavirus n’existait pas, un grand nombre de femmes s’exhibaient devant d’autres femmes et hommes émiratis, avec leurs plus belles abayas, leurs plus beaux sacs, chaussures et montres de marque. Là, elles sont partout, dispersées dans les cafés et les allées, mais très rarement dans les magasins. Elles se regardent, parlent et sociabilisent.

On dirait qu’elles en ont marre de leurs maisons, véritable prison qui leur a été imposée par le confinement. Les femmes émiraties, déjà confinées en temps normal ont comme seul endroit où elles peuvent se rendre sans Mahram le Mall. La fermeture de cette unique échappatoire a constitué pour elles la plus grande des privations. Elles préfèrent s’aventurer dans les centres commerciaux et confronter le virus plutôt que de rester confinées.

Est-ce qu’elles sont vraiment libres quand elles sont dans les malls ? Ces femmes trouvaient d’habitude au Mall une rare forme de liberté introuvable ailleurs, sauf au désert5. Ici sous le prétexte de la consommation et du shopping elles ont le droit de voir et d’être vues en présentiel. Elles sont présentes dans le même espace avec d’autres femmes, hommes, qu’ils soient émiratis ou pas.

Apparemment ces femmes préfèrent cette liberté à celle de la version virtuelle offerte par les réseaux sociaux puisqu'elles ont profité de la première occasion pour sortir de leur exil. Et même si les malls restent des espaces contrôlés sous les yeux des uns et des autres, ces femmes riches usent de différentes marges de manœuvre pour en profiter.

Les espaces virtuels qui ont offert à ces femmes une forme de liberté pendant le confinement, ne se substitueraient pas, à la longue, à celle goûtée aux malls sous le prétexte du shopping, où elles continuent à se montrer, se sociabiliser, voir et être vue ou sans être vues- mais en chair, en os et en abaya. Cette liberté conditionnée par les caméras de surveillance et les règles d’usage de ces espaces privés ouverts au public, est préférable à la maison avec tout ce qu’elle représente pour ces femmes comme barrières sociale, religieuse et culturelle. La Covid-19 a laissé la femme dubaïote perplexe appréciant n’importe quelle forme de liberté à condition qu’elle soit en dehors des murs de sa maison, physiquement ou virtuellement.

1. Mazumdar S, Mazumdar S (1997b) Religious traditions and domestic architecture: A comparative analysis of Zoroastrian and Islamic houses in Iran. Journal of Architectural and Planning Research 14(2): 181-208.

2. Aux Emirats, le majlis,(à l'origine terme se referant à un conseil politique) une chambre séparée de la maison, situé près de l'entrée principale, est accessible directement de l'extérieur de la clôture principale de la maison ou de l'intérieur. L'entrée extérieure généralement utilisée par les visiteurs masculins ou les non-mahram. L'entrée intérieure du majlis est utilisée uniquement par les mahrams de la maison.

3. Rachel Haddad, “The role of privately owned public spaces in reshaping the Emirati women lifestyle in Dubai: working around cultural and religious barriers”, thèse en préparation à l’École d’Urbanisme de Paris, soutenance prévue en 2021.

4. Lemarchand N. (2008) Géographie du commerce et de la consommation : les territoires du commerce distractif. HDR en Géographie. Université Paris-Sorbonne, Paris IV.

5. D’après mes entretiens, le désert reste l’endroit préféré des femmes émiraties. Les activités entretenues dans l’izba (tente à enclos installée dans le désert) ne peuvent pas se faire à l'extérieur de la maison émiratie et lui offrent une intimité qui comprend le rare privilège de dormir en dehors de chez elle.