Chronique d’un confinement à Téhéran

Makhdokht Karampour - Teheran-Iran

Née en Iran, Mahdokht Karampour est arrivée à Paris en 2004, où elle a effectué un master de recherche portant sur une étude ethnographique des cafés de Téhéran. Sensible aux formes de spatialité, elle vient de terminer à l’EHESS une étude sur les modes d’habiter la ville chez les mineurs isolés étrangers qu’elle a accompagnés en tant que travailleuse sociale pendant de nombreuses années.

Là-bas à Téhéran ma mère, septuagénaire, s’est auto-confinée dans son appartement depuis mi-février 2020, suite à la pandémie de la COVID-19. Elle vit seule depuis le décès de mon père, loin de ses enfants.

Ici à Paris et là-bas à New York nous nous confinons, un mois plus tard. Désormais, notre famille se trouve dans le même bateau inconnu, depuis trois continents.

En février, quand l’Iran a enfin reconnu l’arrivée de l’épidémie, nous avons d’abord convenu que notre mère nous rejoignerait à Paris. Finalement, malgré maintes hésitations nous avons décidé d’annuler ce voyage. Nous avions peur qu’elle soit contaminée pendant le trajet. Elle avait peur de nous contaminer, de se retrouver en quarantaine à la frontière, de devenir un fardeau. L’absence d’une assurance maladie pour elle en France n’arrangeait pas la situation. Peu après, les frontières furent fermées.

Ici à Paris, je réalise une cartographie sensible de confinement dans le cadre de mes études. Je décide alors de proposer à ma mère de créer la sienne. Professeure retraitée d’histoire-géographie, nous partageons cette sensibilité spatiale. Elle s’y applique malgré son « manque de talent en dessin ». Une semaine plus tard elle me confie son récit de confinement coloré, illustré. La dimension narrative de sa carte m’impressionne.Mise en scène d’une journée ordinaire de confinement, chaque fragment de dessin naïf et épuré représente un objet, un geste, une action. La carte est rythmée, circulaire et vivante. Elle y est debout, en plein milieu. Nous suivons ses lignes dans un mouvement horloger. Sa carte me fait penser à « Tableau des tâches coutumières », une carte découverte dans un ouvrage sur Fernand Deligny[1].

Ainsi elle tisse un fil narratif en déambulant d’un lieu à l’autre, comme si la maison entière se trouvait au sein d’une seule grande pièce. Je pense aux « lignes d’erre » de Deligny, aux « lignes de vie » de Tim Ingold, à « La poétique de l’espace » de Bachelard. Nous la sentons pleinement là, à « donner corps », à résister. Trame de son existence, faite d’un maillage de lignes et de points, cette composition de séquences ordinaires témoigne d’une « invention du quotidien » à travers ses « arts de faire »[2].

Ses traits semblent assumés et solides, la page est entièrement occupée avec aisance. On y sent la présence de sa main. Les signes de chevron illustrent ses traces de pas, comme celles d’un oiseau.

Des lignes, des flèches et des chiffres tentent d’ordonner ses positions successives. La légende se trouve à droite de la page, chaque numéro est associé à un espace, un objet ou une action : Chambre à coucher, Toilettes, Fenêtre et plantes, Salle de bain, Cuisine, Théière, Table à manger, Sport, Balcon, Tapis, Lecture, Télévision, Téléphone.

Son récit oral rajoute une épaisseur à sa carte.

La journée commence par sa chambre représentée par le lit en haut à gauche, accompagné par le chiffre 1.

Ma mère ne dort plus dans sa propre chambre depuis deux ans à cause des bruits d’un chantier voisin. Les vrombissements des machines et les secousses des murs l’ont forcé à se réfugier dans la chambre de mon frère, entourée par les affiches de rockstars et de skateboarders. Elle s’inquiète des nouvelles fissures sur certains murs. Depuis le séisme survenu en mai, elle dort parfois dans le salon toujours avec un sac de secours près d'elle.

Les signes de chevron nous emmènent à la fenêtre. Elle y va pour respirer l’air matinal, pour contempler ce paysage qui ne cesse de se transformer à cause des chantiers avoisinants. La vue sur la montagne se rétrécit. Bientôt un immeuble de douze étages va dominer le nôtre de trois étages et d’autres miettes de vue du ciel nous serons enlevées. La gentrification de Téhéran est à couper le souffle.

Son mouvement continue vers la salle de bain, puis la cuisine et la théière. Nous nous attardons sur cet objet surdimensionné. « La théière est le souffle de la cuisine. » Nous nous dirigeons vers la table à manger. Ces jours-ci, elle essaie de privilégier les aliments sains. Ce sont l’épicier et le marchand de primeurs du coin qui déposent ses courses devant la porte, aussi le gardien du chantier d’à côté qui a fini par rentrer dans son pays, l’Afghanistan, de peur de la contagion.

Elle déambule vers le centre de la page, le salon. Elle y fait du sport.

Le virus invisible et omniprésent, ma mère n’est quasiment pas sortie pendant les deux premiers mois de confinement. Pour entretenir son corps elle fait parfois du yoga et de l’étirement. Le premier pic passé, elle est sortie quelques fois marcher dans le quartier. Elle sentait que ses muscles « ne commandaient plus ». Avec la chaleur estivale elle a arrêté ces balades. Désormais elle apprécie ces moments solitaires à la maison, loin des yeux et des convenances sociales. Elle supporte aussi moins le voile imposé dans l’espace public.

Elle sillonne vers le balcon et les plantes, toujours avec ses traits de « pas d’oiseau ». Le soleil y brille.

Connue pour avoir la main verte, ma mère aime s’entourer de plantes. En certaines elle retrouve les mains de mon père, en d’autres les miennes. Pendant le confinement elle a semé le basilic, le cresson et l’orange amère. Elle a aussi fabriqué pour la première fois un compost sur le balcon. Une fois elle a découvert l’œuf d’un pigeon devant sa fenêtre. Elle l’a reçu comme signe de bonheur. Parfois elle nourrit les oiseaux sur le toit. La coprésence avec les vivants la ressource.

Ensuite elle se dirige vers le tapis. Plusieurs lignes y mènent. Pour elle « le tapis est le centre de la maison ». Grande passionnée de tapis, elle en a toujours collectionné avec soin. Elle ne cesse de changer leur disposition. Colorés, ornés de fleurs, d’arbres et d’animaux, pour elle le tapis symbolise « la vie en mouvement et l’élan des vivants ». Il la « retisse à la vie ».

La séquence suivante est la lecture, en bas à droite de la page. Elle y trouve refuge.

Depuis de nombreuses années ma mère assiste à deux « réunions de lecture » avec un groupe d’amies de son âge. Une est consacrée à la lecture thématique, l’autre, autour des œuvres philosophiques. Dernièrement leurs lecteurs ont été centrées sur le libéralisme et la révolution. La lecture l’aide à détourner son attention du chaos qui l’entoure, surtout ces derniers temps. Leurs réunions sont désormais tenues sur Skype. Pendant le confinement c’est un de mes amis qui lui a apporté ses livres en les déposant en bas des escaliers. Cette scène de visite à distance l’a particulièrement émue. Elle essaie aussi d’apprendre le français sur une application en ligne.

La scène suivante est le téléphone. On la voit souriante.

Notre moyen principal de communication est WhatsApp. Il nous permet de nous appeler en vidéo. Nous y avons créé un groupe tous les quatre. Depuis le confinement nous nous y retrouvons plusieurs fois par semaine. Les « performances » musicales de mon frère musicien animent parfois nos retrouvailles. Sinon l’humour et la plaisanterie n’y manquent pas. Parfois nous nous baladons ensemble dans nos quartiers à New York et à Paris. Désormais les rues d’ici lui sont familières. Paris au printemps la fait rêver. « Paris est une fête », répète-t-elle, surtout après le déconfinement.

Dans l’îlot de solitude de ma mère le numérique est une bouée de sauvetage, même si le réseau,souffre d’instabilité et le débit est souvent faible. Pour détourner la censure numérique elle doit installer des VPN, littéralement appelés « casseurs de filtre », ce qui la décourage parfois. Depuis la grande coupure d’internet, exécutée par le gouvernement en novembre 2019, une nouvelle crainte cohabite avec ma mère, celle de se retrouver de nouveau coupée du monde.

Elle est souvent au téléphone avec ses amies. Elles s’engagent dans les réseaux de solidarité en aidant financièrement le personnel hospitalier pour la fourniture de matériels. Elles continuent leurs soutiens aux associations d’aide aux enfants défavorisés, aux bibliothèques et aux « maisons de culture » dans les zones éloignées.

Originaire de la région Chaharmahal-Bakhtiari, située dans le sud-ouest de l’Iran, ma mère y possède toujours un terrain familial. Ils y cultivent des vignes, des noyers et des amandiers depuis plusieurs générations. Elle tient beaucoup à cet endroit, souvenir de la famille. Elle y va l’été pour suivre les récoltes de près. Le reste de l’année elle le gère à distance. Pendant le confinement il fallait suivre de loin l’isolation d’une piscine d’irrigation. Elle veillait aussi sur les travaux en cours, l’enlèvement de vieux ceps de vignes de sa mère, souffrantes, pour planter des amandiers à la place. Elle surveille aussi l’irrigation à distance. Sa région étant sujette à la sécheresse, l’eau devient rare et précieuse.

Nous poursuivons les traits jusqu’à la télé. Elle ne la regarde que le soir tout en évitant les infos. Elle regarde les documentaires et les débats sur les chaînes iraniennes à l’étranger. Parfois les parasites brouillent l’image.

Enfin une journée de confinement s’achève. La boucle se referme.

Dans sa carte « ce qui manque est la présence d’autrui », elle me demande comment elle aurait pu y représenter l’abstraction ?

Dans ces instants ordinaires ce sont les moments du commun qui sont absents, notamment au nouvel an iranien, Norouz, qui signifie le « jour nouveau ».

La COVID-19 est arrivée à la fin d’un long hiver d’une année particulièrement morose pour les Iraniens. La nouvelle année commence par l’équinoxe du printemps, une fête ancestrale qui dure quatorze jours.

Ma mère est fortement attachée aux rituels de Norouz. Comme d’habitude elle a commencé par le nettoyage de printemps. Selon la tradition, à l’heure du passage au nouvel an la maison doit être purifiée pour accueillir le printemps. « Tout objet doit être dépoussiéré et propre », avec cette vieille croyance que « la maison doit être digne d’accueillir les esprits qui viennent visiter les vivants ». Elle nettoie les vieilles vaisselles en cuivre et en argent en essayant d’enlever la crasse et la noirceur de l’année.

À l’occasion de Norouz on fait germer des graines (Sabzeh). Ma mère fait germer des lentilles. On dresse la table de Haft-sin (les sept S) qui comporte sept éléments dont le nom commence par S, chacun porteur d’une valeur symbolique tels amour, santé et abondance. Depuis le départ de mon frère elle y ajoute sa photo. Son prénom commence aussi par S. Elle a préparé une pâtisserie traditionnelle, a installé des nappes et des vaisselles de fête, de vieux chandeliers, le miroir de sa mère défunte et les cadres de photos de famille, « pour remémorer les absents et évoquer leur souvenir à ce moment symbolique de l’année ». Cette année elle s’est sentie particulièrement seule.

Au moment du nouvel an, cette année au petit matin, elle s’est mise à table de Haft-Sin soigneusement habillée. Elle a allumé des bougies et a « tiré les augures » (Fâl) dans le recueil du poète Hâfez[3], en espérant une meilleure année.

La fête de Norouz prend fin au treizième jour, Sizadah Bedar, qui veut dire littéralement « treizième dehors ». Il faut se rendre dans la nature pour se délivrer du mauvais sort du chiffre 13, en jetant le Sabzeh dans un cours d’eau, « un geste qui symbolise la continuité du cours de la vie ». Cette année ma mère a déposé son Sabzeh dans le jardin de l’immeuble.

Je regarde sa carte si vivante et animée, pourtant je ne peux pas m’empêcher de lire les silences et les vides entre ses lignes. J’y entends la résonance de son angoisse, de sa solitude, et de son attente. Ici nous nous préparons pour le déconfinement avant la fin du printemps, là-bas la dépression hivernale continue.

L’Iran a été un des premiers foyers de la pandémie, fortement touché. Pourtant les autorités ont essayé de le camoufler et de l’ignorer par crainte de l’effondrement économique. Le pays marche sur le fil du rasoir depuis l’automne dernier. La monnaie n’a jamais valu aussi peu, l’inflation frôle aujourd'hui les 40 %, en juillet 2020, et le pouvoir d’achat est fortement affaibli. Secoué par de nouvelles vagues de soulèvement en novembre 2019, le gouvernement craint de nouveaux épisodes de contestation.

Ici le confinement était obligatoire, malgré la réticence de certains. Là-bas, ils espéraient que le gouvernement prenne enfin ses responsabilités, reconnaisse la gravité de la situation et protège sa population. Le virus aurait circulé depuis plusieurs semaines avant, pourtant ce n’est qu’au début mars que certaines mesures ont été prises. Ceux qui ont pu se sont confinés, d’autres ont continué à sortir pour travailler. Le port du masque n’étant pas obligatoire, la circulation du virus n’était plus maîtrisée.

La peur de maladie n’a jamais quitté ma mère. Les hôpitaux, submergés par les patients de la COVID-19, sont devenus des nids de virus. De plus, depuis les sanctions, l’Iran souffre de pénurie de nombreux médicaments. Ces derniers mois nous avons souvent été amenés à venir en aide à nos connaissances en Iran, en leur envoyant certains traitements introuvables au pays, grâce aux réseaux de la diaspora iranienne en Europe et aux États-Unis. Ma mère a aussi fait des stocks de médicaments, surtout pour son traitement contre l’hypertension, par crainte de pénurie.

Avant la COVID-19, ma mère s’est inscrite dans un centre de santé du quartier qui a un service dédié aux personnes âgées isolées. Pendant le confinement ils l’appelaient quasiment chaque semaine pour vérifier son état de santé. Elle s’y est aussi rendue pour un contrôle général et à cette occasion une séance de consultation psychologique lui a été proposée. Mais elle a essayé de « rassurer la psychologue » et d’être « la plus positive », en lui montrant « son esprit coriace ».

Pourtant, l’angoisse la ronge de plus en plus et elle ressent un certain « ennui existentiel » s’installer.

Ma mère n’a jamais été autant exaspérée par la situation en Iran. Désormais sa nouvelle peur est le maintien de la fermeture des frontières. Son fils n’est plus rentré en Iran depuis son départ il y a dix ans. Elle ne peut pas lui rendre visite suite au « Muslim ban » de Trump non plus. Alors ils se retrouvent tous les ans à Paris.

Malgré cet enfermement, le confinement de ma mère me paraît tout sauf passif, léthargique. Sa stratégie est la patience et la persévérance, ne pas se laisser emporter par les vagues à l’âme. Nous avons de longues discussions à ce sujet, sur combien nous les individus de la société moderne avons oublié des sagesses anciennes dans la traversée des épreuves.

À l’heure où je termine ce récit, en juillet 2020, ma mère est toujours confinée et l’Iran traverse une seconde vague de contamination. Ainsi j’ai décidé de donner un écho à sa voix. La traversée s’avère longue, ses muscles sont faibles, mais sa force de vie demeure ardente.

[1] Fernand DELIGNY, Œuvres, édition établie et présentée par Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2007, p.107.

[2] Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, 1, Arts de faire, Paris, Éditions Gallimard, Folio essais, 1990.

[3] Poète, philosophe et mystique persan du 14ème siècle.