Les mères de la Méditerranée à l’épreuve de la perte
Frida Ben Attia - Tunisia
Frida Ben Attia, psychologue clinicienne doctorante en études psychanalytiques, chercheuse en psychanalyse et psychopathologie à l'Université Paris Diderot-Sorbonne Université.
Ses travaux sont au cœur d'une thèse en cours sur le deuil et la représentation de la mort en absence de corps chez les mères de migrants disparus
En Tunisie, dans la vie culturelle et cultuelle de la mère, le deuil s’accomplit par essence, à travers deux éléments clés ; le corps du défunt et le rite funéraire. Sans l’un ou l’autre, en Méditerranée, le deuil demeure une traversée. Et ce deuil qui devrait suivre la perte de son enfant, la mère tunisienne allait en faire l’amertume expérience, par deux faits majeurs en ce début de siècle troublant : la disparition dans le silence, et sans trace de corps, en mer du milieu, et la disparition dans l’agitation, le corps exhibé, tel un dommage collatéral sous le coup de la pandémie.
Ayant travaillé depuis des années sur ce deuil inachevé chez les mères des migrants disparus, j’ai pu retrouver la trace d’un revers qui achève ce ressac violent, lors de la pandémie de la COVID-19. D’un côté, l’absence du corps empêche le rite. La confirmation de la mort, achèverait la traversée pour un travail de deuil : début de la mémoire vivante. De l’autre, le corps est là, mais, le rite est empêché. La confirmation du rite achèverait la traversée pour un travail de deuil : début de la souvenance.
Sur la scène inhabitée d’un foyer meurtri par la perte, une paire de chaussures nous interpelle, disposée à l’entrée de la chambre principale, inanimée de pas et gisante d’absence à l’effigie de la mère, maîtresse damnée des lieux. Tel un totem érigé depuis un temps ancien, un temps disloqué où rien n’arrive plus, les chaussures se confondent aux bruits de pas d’une femme trébuchant d’incertitude en incisant dans le silence, et en faisant du mouvement de sa pensée, une trace dans de sa perte ambiguë.
Au cœur de la pièce claire obscure, dans sa demeure à Tunis, Madame S. m’accueille les yeux habités par l’abîme, au large de l’oceano nox [1], à l’ombre d’elle-même et au seuil de son corps, une mise en voix et une mise en chair d’un discours éploré s’élaborent : « ce sont les chaussures de mon fils ».
Depuis son départ survenu un soir de septembre 2012, nul ne connaît désormais son sort ni celui des milliers de jeunes disparus à l’autre rive, tels les matelots de Hugo, pauvres têtes perdues, qui roulent à travers les sombres étendues et que de vieux parents, qui n’avaient plus qu’un rêve, sont morts en attendant tous les jours sur la grève, ceux qui ne sont pas revenus [2].
Structurée par le temps et contre l’oubli, la rencontre avec la mère du disparu s’édifie autour d’une ritualité narrative qui suggère dans sa naissance une description indispensable des derniers moments qui attestent de la présence du disparu « Mon fils n’avait qu’un seul souhait ; m’offrir un rein, moi qui souffre d’insuffisance rénale depuis des années, à la veille de son départ, il m’a appelé vers 22h30 pour me dire : Maman, je t’avais promis de t’acheter un rein n’est-ce pas ? Nous y sommes ! » [3]. À ce jour, Madame S. y est toujours, là où il l’a laissé, au cœur de la maison aux murs qui semblent se rétrécir au fil des années mais dont le souffle se maintient, vital, mais le rein toujours en souffrance.
De la sphère intime à la sphère publique, cette mère de disparu entame une recherche effrénée de la vérité sur le sort de son fils en couvant l’espoir de le revoir vivant. L’épuisement par l’attente d’un signe qui ne viendra jamais saccader au point la respiration de la mère du disparu qui s’étouffe. Au milieu de la pièce, elle se fait présence-absence en me confessant que « depuis des années et à chaque matin, j’entends mon fils m’appeler Maman ! Maman ! je me réveille alors en sanglots en remuant la cendre d’une maison qui brûle d’absence » [4].
Entre tango et roulis, Madame S. ainsi que des centaines de mères se sont arrimées afin de mener un combat contre l’oubli. Leur discours s’est greffé sur une flottance révélatrice forgée d’un balancement continuel entre ce qui s’impose d’ambigu et ce qui vacille dans la signifiance de la perte de leurs enfants, totalement biaisée dans le temps et l’espace de définition. La rue s’invente alors telle une nouvelle demeure pour ses femmes dont le vécu traumatique les fait naître en révolutionnaires, filles de leurs fils.
Mais ce qui manqua le plus à ces mères, comme ce fut d'abord le cas des endeuillés de la Grande Guerre cherchant les morts dans les champs de bataille, c’est bien la trace même de ce corps disparu d’un fils parti à l’aube défier les flots. Indéterminée, la perte à laquelle ces femmes font face, prend une forme de perte insolvable car totalement dépourvue de sens.
Dans le contexte de la migration irrégulière, la disparition se caractérise par une invisibilité, une perte de trace, un non-lieu qui exaspère un vécu de violence pour les familles. Quand le corps est empêché, et auquel l'accès se dénie, le processus de deuil trébuche, se diffère et s'inhibe. La disparition ne permettant pas de clore l'expérience traumatisante de la perte comme le fait la mort, elle induit chez les mères qu’on a rencontré un état de vacillement.
À l’avenant, la crise sanitaire de la COVID-19 replace la problématique du corps, volontairement dérobé aux rites et non complètement absent, comme c’est le cas des migrants disparus en mer, au cœur des processus du deuil entravé.
En l’absence de moyen de prouver l’existence continue de l’objet d’amour désormais porté disparu et face à l’impossibilité de la résignation de la mort advenue et adjugée, en l’absence de preuve et de surcroît d’un corps, les processus se figent. En échos, les paroles de Madame S., par opposition, questionnent les considérations sociales injustes du statut de son fils disparu « On n’a pas peur de la mort, on ne comprend seulement pas comment les gens qu’on rencontre nous dise ‘Paix à son âme, votre fils’ alors qu’ils ne savent rien de son destin, ils ne l’ont pas enterré, ils ne l’ont pas retrouvé ou repêché à ce que je sache ? Comment peuvent-ils décider de son sort ? ».
À chercher à figurer la mort, cette dernière glisse entre les mailles de la signification car dépourvue de forme tangible en l’absence de cadavre, de rituels funéraires dont les principales fonctions seraient d’apaiser la douleur des proches et permettre le passage d’un statut de vivant à celui de défunt. L’efficacité symbolique de la prise en charge rituelle témoigne de l’appartenance de l’homme à l’ordre sociétal et culturel et illustre, dans le cas de la mort d’un proche, le rite de passage dans sa fonction d’embaumement de la crise affective induite.
L’importance du corps me ramène au témoignage d’une autre mère dont la douleur, poussée à son extrême, se renverse en un besoin inéluctable d’implorer le rite pour se soulager « Ma voisine est en deuil, elle a perdu son fils suite à un accident de voiture. Je l’accompagnai souvent au cimetière…. pour pleurer. Elle a de la chance d‘avoir au moins une tombe sur laquelle elle peut se recueillir, moi je n’ai pas ce privilège. J’ignore le sort de mon enfant » [5].
Finalement, en l'absence de tout rite, n’est-il pas vrai que l’on ne saurait mourir humain ? Car, le sépulcre est avant tout, le lieu de « dépôts », où on atteste à nouveau d’une existence avérée auparavant.
Cette quête de mémoire vivante chez les mères des migrants disparus, se perpétue encore, comme se perpétue des croyances antérieures en la divinité attestée de Tanit, déesse-mère berbère de Carthage, ou même non attestée, de Magna Mater romaine qui précéda son arabité et son islam et qui estompa la croyance en ces déesses mères, sans pour autant abroger tous leurs rites. À cette évolution dans le temps, va correspondre une persistance dans le devoir de souvenance, et une invention incessante de chemins et sillons vers un deuil accompli. C’est ce que la pandémie de la Covid-19 va certifier.
D’actualité, nos sociétés continuent à s’interroger sur le destin du corps mort en temps de crise sanitaire. Au vu du nombre conséquent de morts de la Covid-19, les scènes de cadavres placés dans des housses mortuaires scellées et disposées avec une vigilance extrême à distance des vivants sont devenues réfractrices d’un réel obscène.
Emportés hors champ de vision, hors champ de mémoire, les corps inanimés des personnes décédées du coronavirus font la hantise des peuples destitués désormais de leur droit aux rituels. Leur deuil se confine à son tour pour leur confisquer le récit de la perte en posant de nouveaux socles sociaux sans épitaphe.
Leur inscription se fait et se défait dans l’entre-deux, où la ritualisation est complètement escamotée. Ce vécu de perte chez ces mères tunisiennes, fait échos dans le vécu de la mort, en temps de pandémie. Céans, où tout vient à être inversé.
Les protocoles de distanciation et de traitement hâtif des dépouilles effarent les familles dans leur processus d’assimilation de la maladie en tant que telle et d’acceptation de la mort. Aux premiers éclats macabres de la crise sanitaire, dans ma ville natale, à Tunis, le portrait d’une femme se dessine devant moi comme une figure ‘’antigonique’’ qui pleurait une perte sans deuil. Son fils vivait aux États-Unis où il menait une vie estudiantine bien brillante jusqu’à ce qu’un ennemi invisible et sournois l’arrache à la vie.
« J’ai su qu’il a été diagnostiqué Covid-19 positif lors d’un appel vidéo, lorsque son état de santé devenait vraiment précaire. Me retrouver à des milliers de kilomètres de mon fils malade fut alors pour moi la pire épreuve que Dieu a pu me faire endurer dans ma vie (Pleurs). Je n’ai pas pu prendre soin de lui, je n’ai pas vu la mort venir… Il était si jeune, si jovial. Il méritait une belle mort, entouré de sa famille (Pleurs) » [6].
Madame M., prise dans un tourbillon sans fin de frustration, de colère et de culpabilité, nous confesse avoir remué ciel et terre pour pouvoir enfreindre le confinement et les restrictions de voyage afin de rejoindre son fils.
« À défaut j’espérais qu’on nous ramène à temps la dépouille de mon fils pour l’enterrer parmi les siens, dans sa terre…. Je n’ai pas souhaité que mon fils demeure étranger de sa maison (Pleurs) » [7].
Pour le cas de cette mère, l’ambiguïté n’est pas celle de la perte non-attestée, comme nous l’avons observé chez les mères des migrants disparus en mer, mais, bien celle du temps divaguant, qui devient un temps de désagrégation : destruction des principes d'unité, de cohésion d'un ensemble organisé. Autant le temps flottant pour une mère d’un enfant disparu débute d’un moment d’absence confuse, jusqu’à un temps de disparition indéterminée. Autant, que lors d’une pandémie, bien que l’intervalle entre son départ et sa mort soit bien déterminé, c’est le temps qui marque le début du rite qui fut confisqué. C’est un temps prolongé plutôt qu’indécis, une durée qui se prolonge aussi à l’infini sans rempart, et qui la sépare de cette perte et qui va jusqu’à l’influencer dans sa capacité à mener le deuil proprement sans rite.
« À l’image de la dépouille de mon fils, que j’espérai revoir atterrir vivant et non pas dans un cercueil, j’étais un cadavre, un corps sans âme, je rôdai, je ruminai, c’était le ciel qui me tombait à la tête à chaque réveil » [8]. Structurée par le temps confiné, le combat de Madame M. change de camp pour s’investir dans une lutte en intimité pour la mémoire de son fils. Du socle public vers une sphère intime, le vécu de la perte au temps du coronavirus, a inversé le cheminement pour se renfermer au-dedans et s’accomplir dans le secret, car la rue est prohibée.
Dans le monde, les cas foisonnent partout, mais, les raisons convergent en un seul entendement qui se cristallise : c’est le coronavirus ! De Djakarta en passant par l’Afghanistan jusqu’aux rives méditerranéennes, des récits quant aux sépultures empêchées se multiplient. Au nord-ouest de la Tunisie, dans la matinée du 4 avril 2020, la ville de Medjez el-Bab s’agite sous les manifestations de refus d'enterrer un citoyen qui a succombé au virus. La pâleur des visages de gens habités par la crainte du danger imminent se mélange à leurs cris l’indignation « Il n’est pas d’ici, enterrez-le ailleurs ! ».
Ce refus de sépulture instigué par la société désacralise d’autant plus le corps mort en temps de pandémie où la perte qui s’y lie est une perte sèche, et dont le processus de deuil se fait également confisquer aux proches en l’absence de rituels. Paralysée, toute symbolisation de la disparition est avortée sous l’impératif de la distanciation sociale.
« Mon père s’en est allé brusquement, je n’ai pas pu participer à son enterrement pourtant il avait droit à une mort digne. Ce satané virus nous a destitués des actes qu’on pensait, jusqu’à la veille de la pandémie, aller de soi. Enterrer un proche est devenu une réelle damnation qui s’ajoute à celle de la perte ».[9]
Voici donc venu le témoignage de Monsieur C. qui se rajoute aux histoires éparses sur les rites dénaturés depuis le manifeste de la pandémie. Faire amende honorable à son défunt se mue désormais en une obligation d’adieu dérobé, qui se fait dans la précipitation et sans recueillement réel. En Tunisie, la Covid-19 a malmené la pratique rituelle au point d’interdire de ramener le corps du défunt à son domicile et de procéder à sa toilette mortuaire.
Plus tard, le suivi du convoi funèbre, qui est très méritoire auprès de Dieu selon la religion musulmane, se poursuit en respectant une distanciation salvatrice mais tellement purgatoire pour les proches du défunt. Instigués en spectateurs peinés et écartés de la scène rituelle, leur participation à l’inhumation est également chamboulée.
Dans cet aller et retour violent des vagues de la perte sur elles-mêmes, lorsqu'elles se brisent contre un empêchement du rite, ce deuil-ressac se perpétue comme dans un faisceau. Voilà donc ce qu’advient cette quête de mémoire et objet d’un travail de deuil : une souvenance. Le combat contre l’oubli devient de fait un combat pour ce qui est inscrit dans la mémoire ; ce dont on se souvient. La voie qui mène vers cette souvenance est un rebrousse-chemin qui ramène la mère tunisienne de la chose publique à la sphère intime.
Confisquée dans son discours, elle trébuche dans sa traversée de deuil pour finir empêchée dans toutes ses articulations quotidiennes et ses intentions. Son flottement se substitue en un prolongement bien qu’il continue de lui interdire le deuil.
Dans ce conflit autour du temps confiné du deuil se dessinent les prémisses d’un nouvel édifice psychique autour de la mort et ses rites. Le deuil empêché par absence du corps ou absence de ritualité pour accompagner ce dernier vers son ultime demeure, consacre autant à la mère d’un disparu en mer qu’à celle ayant perdu son fils à cause du coronavirus, la même traversée. Un fils se perd dans l’eau, l’autre aux frontières de la patrie, le nom dans la mémoire, le temps sur toute ombre en verse une plus noire, sur le sombre monde jette le sombre oubli [10].
REFERENCES
[1] Oceano nox (Nuit sur l’Océan) est un poème de Victor Hugo né un 16 juillet 1836, lorsque le poète admire une violente tempête se déchaîner sur les falaises de Saint-Valéry-en-Caux.
[1] Ibid.
[1] Extrait entretien avec Madame S. réalisé en novembre 2015.
[1] Ibid.
[1] Extrait d’entretien avec Madame C.M. mené en janvier 2017.
[1] Entretien téléphonique mené auprès de Madame M. en mai 2020.
[1] Ibid.
[1] Propos recueillis auprès de Monsieur C., ami et proche de défunt.
[1] Oceano nox” « Nuit sur l’Océan », poème de Victor Hugo.