Femmes syriennes entre guerre et pandémie

Maria Al Abdeh - Syria

Chercheuse et directrice de Women Now for Development. Son travail se concentre sur l’analyse des réalités des femmes dans le conflit syrien et les moyens de les soutenir. Maria a reçu de nombreux prix internationaux pour son travail en faveur des femmes.

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De mon exil à Berlin, j’essaie de suivre la situation de la pandémie dans mon pays d’origine la Syrie Cela fait plus de 7 ans que je travaille avec une équipe de plus de 100 femmes dans l’association « Women Now For Development » qui veille sur la protection des droits des femmes syriennes. Pendant toutes ces années, j’ai observé tout type de malheur frappant mes sœurs à l’intérieur du pays. Mais j’ai aussi été émerveillée par leur résilience et leur créativité dans les conditions les plus noires (siège, déplacement, bombardement… et la liste est longue). 2020 s’était déjà annoncée comme une nouvelle année très difficile qui a démarré avec le déplacement forcé de près d’un million de civils dans la zone d’Idlib (nord-ouest) suite aux bombardements intensifs des forces du régime syrien et ses alliés russes. De l’autre côté, au nord-est, l’offensive de la Turquie avait également contraint près de 160 000 civils à fuir . En mars 2020, un nouveau malheur est tombé, un malheur presque invisible qui se propage sous le nom de Covid-19. J’essaie d’obtenir des informations sur la pandémie en Syrie, mais comment obtenir des nouvelles du pays dont le territoire est tellement fragmenté, le sud et le milieu majoritairement contrôlés par le régime syrien et ses alliées (la Russie et l’Iran), le nord est par l'auto-administration du PYD (Parti de l'union démocratique kurde, dont le siège est à Kobane) et ses alliés (principalement un nombre réduit de troupes américaines) ; le nord-ouest dont certaines zones sont sous la tutelle turque et des milices de l’opposition, et d’autres zones sous le contrôle de groupes djihadistes . Chaque région souffre de problèmes spécifiques, en plus le conflit continu entre les acteurs ce qui rend impossible une approche conjointe ou coordonnée contre la Covid-19. De plus, chaque région publie ses statistiques séparément, selon des critères qui ne sont pas précisés ! En outre, aucun des acteurs extérieurs cruciaux n’a changé de cap pour permettre de répondre efficacement aux besoins humanitaires résultant de la pandémie. On parle de militaire, de territoire, de pouvoir, mais très peu de la population et encore moins des femmes. Ainsi, encore une fois, la population civile en paie le prix.

Du côté du régime syrien, manque total de transparence, les chiffres annoncés pour le 15 août 2020 déclarent 60 morts , le même jour une liste de 63 médecins morts par Covid-19 circule sur les réseaux sociaux, elle est confirmée par certains médecins. Se rendre sur Facebook syrien en ce moment, ressemble à une visite au cimetière. Tous les jours, défilent des nouvelles annonces mortuaires tandis que le régime annonce une baisse des chiffres. Au niveau sanitaire, la pandémie est arrivée avec un certain délai comparé au reste du monde. Le premier cas annoncé dans les zones du régime remonte au 22 mars, mais jusqu’à juillet la situation a semblé être contenue ensuite elle a explosé. Le premier cas à Idlib a été déclaré le 9 juillet dernier. Mais les impacts économiques, sociaux et psychologiques du confinement « préventif » se sont manifestés très tôt surtout sur les femmes.

Impact social et économique Selon I'Index Mundi, en 2020, la Syrie compte le plus grand nombre de personnes vivant dans la misère, avec 82,5 % de la population sous le seuil de pauvreté . Les femmes syriennes constituent désormais la majorité de la population syrienne, car près de 80 % des quelque 500 000 personnes tuées pendant la guerre étaient des hommes. Beaucoup plus d'hommes ont cherché refuge dans les pays voisins et en Europe, craignant la conscription ou les représailles s'ils revenaient . En conséquence, les ménages dirigés par des femmes ont rapidement augmenté . La guerre ayant un impact direct sur l'économie formelle, de plus en plus de femmes sont passées à sa version informelle . Dans les contextes de conflit et de fragilité, les femmes sont inévitablement touchées de manière disproportionnée car elles sont plus susceptibles d'occuper un emploi informel et/ou peu rémunéré. En règle générale, ces emplois manquent de protection juridique qui pourrait aider à atténuer les effets de la crise de la Covid-19. Un exemple emblématique a été observé en mai : les femmes de la Ghouta qui venaient à Damas pour vendre leurs produits ont perdu les moyens de transport public (supprimés par l'État) et ne peuvent pas se permettre d'utiliser des taxis privés. Sans aucun soutien de l’État, ces pertes de revenu déjà très maigre ont renforcé l'insécurité alimentaire. Les femmes doivent maintenant calculer au jour le jour comment obtenir et préparer suffisamment de nourriture pour nourrir leurs familles. Sans parler des contagions de la Covid-19 et des maladies chroniques non-soignées (Alabdeh et Patel, 2020) . De surcroît, telle est la situation dans la zone considérée comme la plus stable en Syrie !

En décembre 2019, le conflit s'est intensifié dans le nord-ouest de la Syrie et l'ouest d'Alep. En conséquence, près d'un million de personnes, dont 80 % des femmes et des enfants ont été contraintes de fuir leurs maisons dans la plus grande vague de déplacements depuis le début de la guerre . Beaucoup se réfugient maintenant dans des camps surpeuplés et se retrouvent à payer un loyer pour une tente. Les prix moyens des denrées alimentaires à l'échelle nationale ont augmenté de 67 % en un an à peine, les prix dans le gouvernorat d'Idlib, au nord-ouest du pays de 120 % : un tiers d'entre eux n'ont reçu aucune aide alimentaire durant le début de la pandémie et l'ensemble de cette situation désastreuse ne peut qu'aggraver son essor. Évidemment avec l'entassement dans les camps, un confinement efficace est inimaginable. « Women Now » a mené des entretiens avec 69 femmes déplacées à Idlib et au nord d'Alep pour comprendre l'impact socio-économique de la pandémie sur les femmes déplacées en masse (Alabdeh et Patel, 2020). En voici quelques-unes de ses conclusions : - 67 % des femmes ont déclaré ne pas avoir de revenu fixe et que la situation s'est aggravée pendant la pandémie. Cela est dû à la perte de moyens de survie et à la hausse des prix de la nourriture et d'autres articles essentiels en raison des restrictions sur les voyages entre les différentes zones ainsi que de l'accélération massive d'une inflation vertigineuse de la livre syrienne. - 71 % des femmes ont déclaré avoir besoin de stocker des aliments pendant la pandémie, mais seulement 39 % des femmes sont arrivées à le faire. - Les femmes ont listé les domaines suivants comme prioritaires : le loyer, la nourriture, les médicaments, les couches pour bébés, les produits sanitaires, un revenu fixe, l'électricité et l'accès à Internet (sans ordre d'importance). Parmi les produits sanitaires, les serviettes hygiéniques ont été souvent mentionnées.

Impact social et psychologique Avec la fermeture d’écoles surtout dans les zones de conflit intenses comme Idlib, beaucoup de femmes nous ont contactées pour poser des questions sur l’anxiété des enfants qui ont établi un lien entre la fermeture des écoles et les bombardements et déplacements. Les femmes se retrouvent en besoin de rassurer leurs enfants et assurer leur éducation, ainsi que prendre soin des personnes âgées et protéger toute la famille. Là-dessus s'insère la peur d'attraper la Covid 19 que l'on sait que personne ne pourra soigner. Démunies, de nombreuses femmes produisent des désinfectants artisanaux généralement aussi dangereux qu'inefficaces avec des mélanges, entre autres, de chlore. Il n'est pas question d'imaginer de scolarité par Zoom, comme dans beaucoup d'autres pays sous pandémie parce que la poursuite de l'éducation qui jusqu'ici a été assurée pour certains enfants par des acteurs locaux au prix d'efforts énormes a été forcément réduite par les bombardements et le confinement, remplacée au mieux par Whats'Ap et d'autres moyens modestes. Parmi les 69 femmes interrogées par notre équipe à Idlib - 71 % des femmes ont déclaré ne pas se sentir en sécurité, craignant d'être déplacées par le renouveau de la guerre et d'être infectées par le coronavirus. L'absence d’accès aux soins de santé inquiète la majorité d'entre elles - 79 % des femmes ont déclaré un niveau de stress élevé pour les mêmes raisons. - 41 % ont signalé des symptômes vraisemblablement psychosomatiques, tels que maux de tête, infections articulaires, problèmes de peau et de faiblesse.

Augmentation des violences basées sur le genre Malheureusement, nous ne disposons pas de moyen de contrôler les chiffres, mais selon l'UNPFA, des formes les plus courantes de violences sexuelles et sexistes, telles la violence domestique et familiale et les mariages d'enfants, ont été signalées dans toutes les régions de la Syrie entre 2017 et 2019. Le chaos et l'absence de tout état de droit dans le nord de la Syrie rendent la situation encore plus dangereuse pour les femmes et les filles.

Dans les entretiens menés par « Women Now » à Idlib et dans la campagne d'Alep, 17 % des femmes ont répondu qu'elles avaient été victimes de violence, tandis que 5 % n'ont pas répondu à cette question. Quelques femmes ont cité la pandémie et le confinement comme la raison de la violence.

À Damas, l’augmentation de la violence a été documentée. Les victimes mettent en cause le fait que les hommes ont perdu leurs moyens de subsistance à cause de la Covid-19 et des restrictions mises en place (Shahla, 2020). Certaines organisations ont tenté de soutenir les femmes mais leur impact est limité en raison de l'absence de cadres juridiques punissant les auteurs de violence domestique, celle-ci étant appuyée par certaines normes sociales validant la domination masculine même violente. L'élaboration et la mise en œuvre de programmes de protection sont extrêmement difficiles en l'absence d'État, de police ou de justice efficace pouvant garantir la justice et la protection aux victimes.

Santé reproductive Le domaine de la santé reproductive des femmes en Syrie pose de graves problèmes. Les hôpitaux et les structures de santé ont été délibérément pris pour cible par le régime syrien et ses alliés. Au moins 34 attaques ont eu lieu entre 2014 et 2017 contre des établissements spécialisés dans la santé des femmes ou des enfants . En février 2020, une maternité, qui était le dernier hôpital opérationnel de l'ouest d'Alep desservant une population de plus de 300 000 personnes, a été ciblée. Certaines femmes d'Idlib ont signalé à « Women Now » qu'elles préféreraient ne pas se rendre à l'hôpital en raison de leurs inquiétudes quant au risque de bombardements. Avec la Covid-19, il y a un risque d'une augmentation supplémentaire de la mortalité maternelle. Par exemple, pendant la crise d'Ebola de 2014-2016, les ressources destinées à la santé reproductive et sexuelle ont été détournées vers les interventions d'urgence, contribuant à une augmentation de la mortalité maternelle dans une région avec l'un des taux les plus élevés au monde . Avec l'absence criante de presque toute forme de structure de santé, on peut craindre le pire.

Pour conclure on ne peut qu'affirmer qu’en plus des désastres d'une guerre continue en Syrie, s'est ajoutée la Covid-19, une calamité de plus dans une décennie de malheurs ininterrompus. Sans un soutien mondial, inespéré dans la situation actuelle où le monde s’intéresse si peu au devenir de la population syrienne, l'existence déjà fragile des femmes syriennes est condamnée à se dégrader dramatiquement.

Références

www.women-now.org

https://www.arcinfo.ch/articles/monde/syrie-160-000-personnes-deplacees-apres-l-invasion-de-la-turquie-873591

https://www.swp-berlin.org/en/publication/the-covid-19-pandemic-and-conflict-dynamics-in-syria/

https://app.powerbi.com/viewr=eyJrIjoiNTA0NWMxZmYtMDJiMC00ZWU0LTllNTktZTViZjYwYThjZmUzIiwidCI6ImY2MTBjMGI3LWJkMjQtNGIzOS04MTBiLTNkYzI4MGFmYjU5MCIsImMiOjh9

See Index Mundi statistics on country comparison of the population below poverty line available at https://www.indexmundi.com/g/r.aspx?v=69

Cornish, C. 2019. “Shortage of men sees more Syrian women enter the workforce”. The Financial Times. January 25, 2019

https://www.ft.com/content/14b8708c-1eeb-11e9-b2f7-97e4dbd3580d

European Asylum Support Office. 2020a. “Syria, Situation of women, Country of origin information report”. February 2020

https://coi.easo.europa.eu/administration/easo/PLib/02_2020_EASO_COI_Report_Syria_Situation_of_women.pdf

European Asylum Support Office. 2020b. “Syria socio-economic situation – Damascus City”. February 2020

https://coi.easo.europa.eu/administration/easo/PLib/02_2020_EASO_COI_Report_Syria_Situation_of_women.pdf

Alabdeh & Patel, 2020 “Covid-19 and Women in Syria: Deepening Inequalities”

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/28/idlib-la-plus-grande-histoire-d-horreur-humanitaire-du-xxie-siecle_6031161_3210.html

al-Dimashqi, Y., F. Massena. 2017. “For many Syrian women, healthcare is a matter of geography.” Syria Deeply, August 16, 2020

Lewis, H. 2020. “The Coronavirus is a disaster for feminism: pandemics affect men and women differently”. The Atlantic. March 19, 2020.