La douloureuse harmonisation des vies privée et professionnelle chez les enseignantes- chercheuses au temps du coronavirus en Iran

Khadijeh Keshavarz - Iran

Née en 1973 à Dashtestan, Bushehr, en Iran, Khadijeh Keshavarz a obtenu son doctorat en sociologie à l’École des Hautes Études en Sciences sociales à Paris en 2013. Ses recherches portent sur le mouvement des femmes en Iran et surtout les femmes dans le monde universitaire. Elle est chercheuse à l’Institut d’études culturelles et sociales du Ministère des Sciences, des Recherches et Technologies à Téhéran depuis 2016. Parmi ses nombreuses publications, on peut citer « Les nouveaux féminismes en Iran ; le mouvement des femmes de 1989 à 2009 » chez l’Harmattan paru en 2015.

 

Les études menées ces dernières années montrent que malgré la présence historique des femmes comme enseignantes-chercheuses dans l’enseignement supérieur en Iran, l’écart basé sur le genre subsiste. Une recherche qualitative menée sur les enseignantes de deux universités iraniennes montre que les défis majeurs à relever sont la persistance des procédures discriminatoires et la difficulté de leur promotion. Le récit de ces femmes montre que leur volonté de conciliation entre la vie privée et le travail affecte fortement leur vie professionnelle (Keshavarz, 2018). Cette conciliation est encore plus difficile à établir pour les mères de jeunes enfants. En analysant les résultats de cette recherche, on peut dire que la stricte division du travail entre hommes et femmes qui positionne la femme comme unique responsable des corvées domestiques et de la garde des enfants, est mise en cause chez la plupart de ces universitaires ; elles insistent sur la difficulté de mise en œuvre de cette conciliation qui en résulte. Elles acceptent toutefois le fait de prendre en charge une partie importante de la gestion du foyer et des enfants. On trouve ainsi dans leurs récits la coïncidence – et le conflit entre la nécessité de s’investir à la fois dans la vie professionnelle et dans la vie privée pendant les premières années de leur entrée dans la vie académique.

Dans cet article, après avoir interviewé des enseignantes-chercheuses en avril 2020, j’ai tenté d’exposer les effets de la pandémie du coronavirus et du confinement sur leur vie professionnelle, ressentis dans leur espace privé pendant le confinement.

Cours en ligne et souci d’une qualité d’enseignement

Après la fermeture des écoles et des universités à partir du 15 février 2020 en Iran comme sur une bonne partie de la planète assiégée par le coronavirus, ces établissements ont été obligés de mettre en place des cours en ligne. L’inquiétude concernant le renforcement des inégalités éducatives par l’enseignement en ligne était partagée par beaucoup d’enseignants et d’experts dans le monde. L’accès à un ordinateur, l’internet, savoir utiliser les plateformes et avoir suffisamment de place à la maison pour suivre ces cours ont été et demeurent des problèmes qui rendent l’enseignement profondément inégalitaire pour les élèves et les étudiants.

Des rapports mondiaux montrent que l’enseignement supérieur n’était nullement préparé à s’organiser en ligne, ce qui est surtout le cas pour les universités et facultés plus modestes. (Bevins et al., 2020). La situation a accentué l’inégalité du niveau éducatif entre les universités de Téhéran et celles des provinces. Les difficultés varient selon la spécialité des étudiants. Le manque d’accès aux réseaux d’internet rapide et le niveau variable d’implication personnelle rendent bien problématique ce type d’enseignement pour les étudiants comme pour leurs professeurs. Globalement, les enseignantes interviewées dans cet article ne sont pas satisfaites de leur expérience. Elles déclarent qu’en dépit des efforts fournis à la préparation des cours, leur présentation en ligne n’est pas efficace ; c’est le mode d’échange entre les étudiants et l’enseignant qui ont le plus pâti de cet arrangement.

Une réconciliation impossible entre vie académique et vie privée

Certaines études insistent sur la différence des vécus des hommes et des femmes durant cette période et des tensions créées par la gestion simultanée de la famille et du travail, regroupées au domicile ainsi que le retentissement sur leur vie professionnelle en tant que chercheurs, (Barbier et Fusulier, 2016). Une étude menée dans un institut scientifique belge indique que pour les mères chercheuses plus que pour les pères chercheurs, la difficulté de concilier travail et famille constitue une raison pour rechercher un autre emploi. De plus, comparé aux pères, les mères ont moins d’espoir et de confiance en elles-mêmes en ce qui concerne la possibilité d’atteindre un poste stable à l’université.

Mes entretiens avec des enseignantes-chercheuses mères de jeunes enfants, associés à ma propre expérience en tant que mère et chercheuse, confirment l’harmonisation difficile entre l’activité de mère au foyer et la vie professionnelle au temps du confinement. Nafiseh chercheuse post-doctorat qui dirige un cours à la faculté des sciences sociales à l’Université de Téhéran raconte son expérience : « Pendant le confinement mon mari et moi étions reclus au domicile. Mon mari est informaticien. Il peut faire son travail depuis la maison sans problème. Au début on nous avait dit que l’université resterait fermée. Pendant les deux semaines où je n’avais aucune activité professionnelle, je suis devenue une nounou à temps plein qui devait garder notre fils de quatre ans. J’étais stressée à l’idée de trouver comment vivre avec lui en permanence, ou comment l’amuser tout en restant à la maison. Je me jugeais et me demandais si j’étais une mère suffisamment à l’écoute de son fils comparé à d’autres mères… Ensuite, l’université a annoncé qu’il fallait donner les cours en vidéo. J’ai compris que c’était difficilement compatible avec la présence permanente de mon enfant. Je préparais ainsi des PowerPoint et j’enregistrais ma voix sur chaque image. Les enregistrements étaient difficiles avec mon fils près de moi. Comme il n’y avait aucun échange avec mes étudiants, je leur ai proposé de m’envoyer leurs devoirs par mail. Mais lire leurs travaux et répondre à chacun me prenait un temps inouï. Avec mon enfant, je ne pouvais fonctionner ni dans l’efficacité ni dans la concentration. J’ai donc réservé le week-end à mes cours puisque mon mari, lui, ne travaille pas ces jours-là. Il s’occupait de notre fils et je pouvais ainsi travailler un peu. » Les doutes formulés par cette chercheuse concernant ses capacités à être une « mère compétente » sont rapportés par d’autres chercheuses qui toutes expriment un lourd sentiment de culpabilité envers leurs enfants. Elles se sentent coupables en pensant que par rapport à d’autres mères, elles ne sont pas suffisamment disponibles, ne peuvent pas leur consacrer assez de temps et convenablement prendre soin d’eux. La plupart de ces femmes disent qu’elles sont prises en étau entre leurs engagements professionnels et leurs devoirs familiaux. Il faut noter que ces problèmes émergent dans un contexte où le taux de chômage est deux fois et demie plus élevé chez les femmes diplômées des universités que chez les hommes dotés des mêmes compétences (Centre des Statistiques de l’Iran, 2015). Les femmes doivent ainsi redoubler d’efforts pour acquérir un poste universitaire équivalent à celui des hommes.

Une chercheuse, Latifeh, qui n’avait pas de poste fixe à ce moment-là, s’explique sur la hiérarchie fondée sur le genre et l’argent concernant la valeur du travail dans son couple : « Ici la dimension économique du travail des femmes est en jeu. On se pose la question de savoir qui fait le travail le plus important et gagne le mieux. Après réflexion, je pense que celui de mon mari est plus important. Il a un poste fixe et un salaire correct ; ce n'est pas mon cas, mais j’essaie d’améliorer mon CV pour trouver un emploi stable. »

Saeideh chercheuse et mère de deux enfants parle des difficultés que le coronavirus et le confinement ont entraînées pour elle : « Le confinement a fait disparaître tous les soutiens d’une mère qui travaille : l’école, la crèche et la nounou. Malgré cette crise sanitaire, les agendas académiques ne changent pas et nous sommes obligées de tenir nos engagements comme d’habitude, malgré un accès plus limité à notre terrain de recherche. L’impact du coronavirus n’est pas le même pour tous les chercheurs : pour le département des sciences sociales où la présence des chercheurs sur le terrain est primordiale, c’est donc encore plus contraignant. »

Zohreh, maîtresse de conférences à l’université de Téhéran et mère d’un petit garçon de quatre ans, évoque également de la difficulté causée par la présence de son fils à plein-temps à la maison : « Je reconnais maintenant que la crèche avait bien des avantages. Mon fils est né alors que je venais d’être embauchée. J’étais obligée de travailler beaucoup et je me sentais coupable de ne pas pouvoir passer assez de temps avec lui. Depuis le confinement, il ne me permet même pas de m’asseoir devant mon ordinateur. Il n’est pas comme ça avec son père. Il est toujours collé à moi. Peut-être souffre-t-il l’angoisse de la séparation. » Elle évoque son inquiétude causée par la dépendance de son fils : « Quand il y a une pandémie, il est probable qu’on attrape tous la maladie. J’ai peur si je tombais malade, et si je devais être confinée et séparée de lui… Comment ferait-on alors qu'il est tellement attaché à moi. Auparavant je n’avais jamais peur de la mort, mais maintenant je me demande si ça m’arrivait, qu'adviendrait-il de mon fils ? »

Son récit montre l’incompatibilité entre son travail universitaire et ses préoccupations maternelles : « On vit dans un appartement de 60 mètres carrés dans lequel mon mari et moi préparons et donnons nos cours en ligne. La classe de maternelle de mon enfant est également en ligne depuis une semaine. De 9 heures du matin à 14 heures, il suit ses leçons, sous forme de dessins, de poésies et de contes, envoyés sur mon Skype ou mon WhatsApp. D’une main sur mon ordinateur portable, je donne mon cours et de l’autre je guide mon fils. Il est confiné à la maison et ne peut pas sortir avec moi pour faire les courses ; quand je travaille toute la journée il devient très violent et il tape sa tête contre le mur. Ces conditions expliquent sa dépendance envers moi et son comportement violent. Je ne suis satisfaite ni de ma façon de materner ni de mon travail. Du reste, je ne m'occupe uniquement de mes cours, je n’arrive pas à étudier ou réfléchir sur mes articles. »

Elle espère qu’avec le temps les dirigeants de l’université comprendront qu’il est inutile d’avoir la même attente envers une enseignante-chercheuse, mère d’un jeune enfant, qu’envers son congénère masculin.

Crise sanitaire du coronavirus et renforcement de la précarité

Un des problèmes importants que connaissent les universités iraniennes depuis ces dernières années est la présence d’enseignants sans poste fixe. Selon Abbas Kazemi, chercheur de l’Institut des études culturelles et sociales à Téhéran, ces enseignants sont des prolétaires scientifiques (Kazemi et Dehqhan, 2017) qui prennent en charge une partie importante de l’enseignement au sein de l’université. Cependant ils occupent des positions inférieures et instables très mal rémunérées. La plupart de ces enseignants le considèrent comme un travail provisoire et supportable pour un temps limité. Ils tolèrent ces conditions précaires en espérant trouver un poste stable dans le champ académique iranien. Cet espoir est mis en cause par la massification de la formation des doctorants et la diminution du recrutement pour les postes universitaires. Certains de ces enseignants sont candidats à des postes au sein de la même université dans laquelle ils donnent des cours. Il me semble que la crise du coronavirus a renforcé la précarité de leur condition.

Nafiseh, candidate de recrutement pour la Faculté des sciences sociales de l’université de Téhéran, explique son inquiétude concernant son recrutement : « J’ai postulé pour un poste à l’université mais je suis inquiète. Le délibéré des recrutements est long mais avec la crise du coronavirus il s’est encore rallongé. Je suis inquiète pour mon avenir car je suis sans poste et dans une précarité absolue. J’avais un plan de travail pour renforcer mon CV, je ne peux maintenant plus le suivre. Je pense que pour un collègue masculin, ces conditions sont plus faciles. Un homme avec un jeune enfant a également des problèmes pour gérer son travail pendant le confinement mais l’impact est moins dur sur lui que sur une femme.« J’étais en train de mener mes entretiens de recherche nécessaires à mon travail de post-doctorat mais je n’ai pas pu continuer à cause de cette crise. Je n’ai aucune idée quand je le terminerai. Cela ajoute à mon stress et à mes angoisses. »

Elle craint de perdre la confiance et le soutien des membres de son département à la faculté, qui sont indispensables pour évoluer : « Mon enseignement est pour moi crucial pendant ce semestre. J’aurais dû montrer que j’étais capable de transmettre mes compétences à la fois à mes étudiants et à mes collègues, j’aurais dû développer de bonnes relations avec mes étudiants et améliorer la qualité de mes cours mais j’ai perdu toutes ces possibilités avec le confinement. J’enseigne en ligne et je ne peux pas voir le visage de mes étudiants. Je ne peux pas savoir s’ils comprennent ou non. Je ne reçois aucun signe de leur part. Je ne sais pas comment ils m’évaluent. »

Son inquiétude à propos de l’évaluation de ses étudiants est plus que justifiée : un des critères du recrutement pour les postes universitaires, c’est justement l’évaluation par les étudiants de ses qualités d’enseignante.

Conclusion

Il semble que la pandémie de coronavirus et l’enseignement en ligne préconisé ont renforcé l’inégalité éducative parmi les étudiants et affaibli la qualité de l’enseignement, d’autant que les structures universitaires n’étaient pas prêtes à répondre à la demande importante de formation en ligne et encore moins aux problèmes que cette situation a générés, dont les difficultés d’organisation des enseignantes mères de jeunes enfants, qui ont conduit un certain nombre d’entre elles à enregistrer leurs cours et à les envoyer aux étudiants. Il me semble que certains cours en ligne posent problème, notamment pour les disciplines comme la sociologie où l’enseignement est basé sur le débat et le dialogue professeur/étudiants ainsi que les échanges en classe entre étudiants. Mes entretiens avec ces enseignantes-chercheuses montrent que la question du compromis famille-travail, qui joue un rôle important dans la vie professionnelle des femmes, s’est révélée extrêmement pénible en ces temps de coronavirus : la présence des enfants à la maison et la charge de leur garde altèrent les possibilités de concentration sur leur travail de recherche. Une des questions importantes concernant les universités iraniennes depuis ces dernières années est celle de la situation instable des enseignantes et chercheurs sans poste. Il me semble que la situation actuelle a fortement affecté la position de ceux qui craignent une installation dans la longue durée de leur situation précaire.

Bibliographie

F. BEVINS,  J. BRYANT, C. KRISHAN,  et J. LAW, « Coronavirus : How Should US Higher Education Plan for an Uncertain Future ? », traduit par M. Shikhan dans Collection of international reports on higher education and coronavirus crisis, Teheran, Iran, Institut des études sociales et culturelles, 2020.

Abbas VARIJ KAZEMI et Azadeh DEHQHAN DEHNAVI, « The New Academic Proletariat in Iran », in Critique, vol. 45, n° 1 et 2, 2017, pp. 141-158.

Khadijeh KESHAVARZ,  « L’expérience professionnelle des femmes universitaires ; leurs défis et leurs stratégies », une étude qualitative dans deux universités à Téhéran et à Bushehr, Institut d’études culturelles et sociales du Ministère des Sciences, des Recherches et Technologies, Téhéran, Iran