Femme sur un balcon
Salma Kojok - Lebanon
Salma Kojok, historienne et romancière vit à Beyrouth. Son dernier roman, 'Le dérisoire tremblement des femmes', a obtenu la mention spéciale du jury du prix littéraire Phénix.
De loin, on aperçoit une silhouette sur un balcon. En s’approchant, on distingue quelques détails du personnage, le pagne aux motifs orangés, les cheveux crépus coupés court, une entaille de scarification sur la joue. La main droite s’active, un va-et-vient nerveux de haut vers le bas et, dans ce mouvement, on découvre la femme dans sa fébrilité. Elle frotte la fenêtre avec un papier journal plusieurs fois replié et chiffonné. Des traces d’humidité sur la baie vitrée laissent entrevoir un reflet de la rue. La transparence de la vitre ouvre la perspective sur l’appartement. Capturés dans un rai de soleil, l’intérieur et l’extérieur remuent, en dialogue dans le même faisceau. Cette belle lumière dansante ne doit pas nous éloigner de l’essentiel : la silhouette sur le balcon. Rapprochons-nous encore. Des gouttes d’eau emperlent la joue de la femme, glissent le long des scarifications et retombent en un bouquet liquide sous le menton. Sueur, moiteur, larmes ; que pleure-t-elle cette femme ?
Elle chante maintenant, et c’est comme une prière, une complainte en baoulé, mêlé de nouchi, le français des banlieues d’Abidjan, et cette langue détonne dans le ciel beyrouthin. La chanson raconte une histoire de femmes, les douleurs de l’enfantement, les coups reçus, les corps ployés dans les champs brûlés de soleil, devant les paroles des pères, face aux ordres des maîtres. Le refrain dit les bosses, les bleus, les humiliations qui laissent des traces dans les corps, font vieillir avant l’âge.
C’est un lundi de mai. Pourtant, autour de la femme, la ville fait étrangement un bruit de dimanche. Il y a dans ce silence relatif une émotion oppressante, un désarroi orageux. On en viendrait presque à regretter ce qui fait le son d’un jour ordinaire à Beyrouth, le bruit des chantiers, le vacarme des générateurs, les klaxons agacés et tous les bruits de vaisselle brisée que produit la ville agressée.
Akissi descend du tabouret où elle s’était hissée pour nettoyer le haut de la vitre. Son geste est maladroit, le pied trébuche sur le bord du tabouret, l’équilibre va se rompre, la jambe s’affole dans le vide. Pour éviter la chute, Akissi coince son pied droit sur la base métallique de la balustrade, prend appui de sa main gauche sur la rambarde du balcon. Elle se rassemble avec peine. L’entreprise a rendu sa cheville douloureuse mais surtout, elle a eu peur, le vertige du vide, l’angoisse de la chute, la crainte des réprimandes. Heureusement, Madame est encore dans sa chambre ce matin. Depuis quelques jours, elle est plus nerveuse, n’importe quelle occasion est bonne pour s’emporter contre Akissi. Un bibelot déplacé, une poussière sur l’étagère, une courgette pourrie dans le frigidaire et sa fureur explose. Akissi se tait quand Madame crie. Elle a appris. Depuis longtemps. Elle baisse la tête aussi. C’est comme ça. Elle le fait, le temps que la colère de Madame passe. Sa colère à elle, elle l’entasse dans son ventre, elle s’en occupera un jour. Si elle a le temps.
Madame se lève de plus en plus tard. C’est depuis l’annonce à la télévision le mois dernier. Akissi revoit le visage étonné de Madame ce soir-là. Comme chaque jour à vingt heures, elle était sur le fauteuil devant la télé, sa vieille robe de chambre décolletée, une assiette de fromage sur la table basse, des tomates en rondelle, des concombres et des olives à portée de main. Quand elle est affaissée de la sorte sur son fauteuil, ses épaules peinent à tenir son cou et sa vieillesse explose dans l’affolement de la chair, de la poitrine jusqu’au bas-ventre. Akissi se souvient du geste que Madame a eu alors devant l’homme qui annonçait la nouvelle par la télé, levant le bras en une ardeur incomplète, le laissant retomber inerte, dérisoire tentative de révolte. Le regard d’Akissi n’a pu s’empêcher, à ce moment-là, de se poser sur la mollesse des bras, le retombé des aisselles fatiguées, elle en aurait été presque émue de cette image de Madame. Ce soir-là, les visages graves d’hommes en cravates défilaient sur l’écran. Ils annonçaient la fermeture des écoles, des commerces, des lieux publics, l’interdiction de sortir de chez soi, l’injonction extrême sous peine d’amende. Akissi avait senti comme un danger. Elle avait demandé si c’était la guerre, on ne lui avait pas répondu.
Lorsque Mariam est venue le lendemain, elle lui a expliqué avec des mots un peu compliqués, confinement, virus, maladie, protection, Corona. Akissi s’est alors rappelé la langue de Monsieur Roland, son prof de français au lycée classique d’Abidjan, un langage élégant et fin, la vraie langue de France que manie si bien Mariam. La menace de ce virus se diffuse à l’échelle planétaire a rajouté Mariam. Peut-être que ça fera naître un autre monde plus solidaire, plus responsable, plus écologique, plus juste, plus prévenant, plus ceci, plus cela. Mariam était emballée, elle alignait les mots, les phrases, les arguments, sans ponctuation, dans une sorte d’ivresse du langage. Akissi a alors eu un rire inattendu, un rire sans cause, sans origine, sans explication, un rire juste pour rire, pour ne pas tomber dans la folie, pour entendre son propre rire dans le visage d’une jeune fille souriante et idéaliste. Son rire, elle s’en souviendra plus tard, était venu comme une protection, comme si elle devinait qu’elle ne rirait plus avant longtemps. Elle voulait garder le souvenir frais de ce rire, comme le dernier d’une époque normale, le paradoxe d’une nostalgie d’un temps qui est encore là mais qu’on pressent volatile.
Depuis que la ville est à l’arrêt, la maison est vide. Personne ne vient plus sonner à la porte, ni Madame Randa, la voisine du quatrième, ni aucune copine, aucune cousine. Akissi a moins de travail, ce devrait être un soulagement pour elle, s’il n’y avait cette angoisse qui s’invite régulièrement dans ses journées. Ce temps d’ennui mêlé de doutes fait revenir des images douloureuses. Elle revoit la décision de partir qui l’a menée d’Abidjan à Beyrouth, comme une fuite pour échapper à l’enfer de Yopougon, à la violence du frère, son haleine de boissons, ses coups irraisonnés entre deux moments de culpabilités. Et puis il y avait eu la rencontre avec Karim, le commerçant libanais de Treichville. Akissi faisait le ménage dans son magasin. Karim avait parlé de sa mère au Liban, elle vivait seule depuis son veuvage, elle se faisait vieille, elle avait besoin d’une dame de compagnie. Akissi entend aujourd’hui, dans son souvenir, la proposition de Karim comme un commandement Tu iras au Liban, tu vivras dans une belle maison, tu seras bien payée, tu auras juste à t’occuper du ménage chez une femme âgée. Il avait simplement oublié de mentionner que ses déplacements seraient limités, que son passeport serait confisqué, que ses heures de travail traîneraient de l’aube à la nuit, tous les jours de la semaine, pas de répit, pas de loisirs. Akissi était venue au Liban, cédant au désir de voyage, une ambition qui la traversait depuis son enfance. Son vrai rêve, en fait, c’était l’Europe, la France, la liberté, la belle langue française, la richesse, le respect, la dignité. Mais elle n’avait jamais réussi à réunir la somme pour un billet d’avion, un visa, une valise.
Aujourd’hui, elle se retrouve dans une ville opaque, ne comprenant pas ce qui se passe. Déjà largement enfermée en temps normal, avec cette nouvelle situation, elle se retrouve totalement calfeutrée. Avant, elle faisait au moins les courses. Madame établissait une liste et Akissi descendait à l’épicerie Madani. Ce n’était pas bien loin. Il fallait longer la rue Makhoul, prendre à gauche après l’Église Saydé, tourner au niveau du restaurant-terrasse de la rue Jeanne D’arc, et puis au bout, il y avait l’épicerie et le regard d’Ousmane.
Désormais, c’est Mariam qui fait les courses pour sa grand-mère. Deux fois par semaine, elle dépose les paquets sur le perron : packs d’eau Tannourine, labné, pain, tomates, concombre, courgettes, poulet. Mariam reste sur le seuil de l’appartement, échange deux mots avec sa grand-mère, de loin. Akissi aimerait qu’elle s’attarde un peu, qu’elles discutent comme avant. Mariam referme la porte très vite. La tristesse reste enfermée dans la maison. Akissi n’a plus du tout le droit de descendre dans la rue. Emprisonnée dans l’appartement avec Madame qui devient de plus en plus irritable et suspicieuse. Mais ce qui manque le plus à Akissi, c’est le regard d’Ousmane. Elle l’avait remarqué peu de temps après son arrivée à Beyrouth. Elle l’observait remplir les sacs des clientes à la caisse, ses mains sûres, son cou solide, les muscles de ses bras, la beauté du visage ; il était le rêve qui la maintenait dans sa féminité. Chaque soir, elle convoquait son visage avant de s’endormir, le front haut, les yeux tourmentés, la voix grave. Ousmane venait aussi de l’exil africain. Il habitait entre Dora et Mar Mikhail, un appartement d’une pièce qu’il partageait avec huit autres personnes, Soudanais, Égyptiens, Sri-lankais, Philippins, tous venus des marges appauvries de la mondialisation. Ils ne pouvaient pas dormir tous en même temps, il n’y avait pas assez de place sur les matelas ou les tapis posés par terre. Ils avaient donc instauré un roulement pour le sommeil. Et c’est ainsi que, deux fois par semaine, Ousmane veillait toute la nuit, il errait dans le quartier autour du port avant de retrouver son travail à Hamra. Comment faisait-il en ce moment alors que la rue était interdite ? Akissi s’inquiétait, elle n’avait plus de possibilité de communiquer avec lui ; elle avait épuisé les unités de son téléphone WhatsApp. Il fallait attendre encore deux semaines pour que Madame accepte de le lui recharger. Et encore, il fallait être très prudente, effacer juste à temps les photos d’Ousmane et ses messages ; elle n’avait pas le droit d’avoir un ami, encore moins un amoureux, le moindre soupçon de Madame et elle était renvoyée sur le champ, sans salaire. On le lui avait bien martelé.
Son salaire, trois cents dollars par mois, était gelé depuis cinq mois. C’est à cause de la crise bancaire au Liban. On ne peut plus retirer des dollars, lui avait expliqué Mariam. Cette crise est le résultat de la corruption de nos dirigeants avait-elle poursuivi. Mariam faisait partie d’une association de défense des droits. Elle réclamait justice pour les disparus de la guerre, elle luttait pour l’instauration de la laïcité, la fin du système confessionnel, l’établissement de l’éducation populaire. Elle participait avec ses amis étudiants au mouvement de protestation dans le pays depuis le soulèvement du 17 octobre 2019. Elle critiquait le gouvernement, le pouvoir, la corruption, la déliquescence de l’état libanais. Akissi avait une aversion spontanée des hommes politiques et en même temps une forme de respect du pouvoir. Elle aimait les discussions avec la jeune fille ; Mariam était la seule à s’intéresser à elle, à son vécu. La seule aussi à l’appeler de son vrai nom, Akissi. Madame, elle, déformait souvent son nom, Ya Kiss vient ici, Kiss inté où sont mes pantoufles, mes cigarettes, mon bonnet, ya Kiss ya Abdé, son nom sonnait comme une insulte dans la voix irritée de Madame. Passe encore de dormir dans la cuisine entre la gazinière et les moisissures du mur humide, passe encore les repas pris seule, l’adaptation à la nourriture locale, l’ennui, les humeurs de Madame, mais qu’on transforme son nom, c’est à chaque fois pour Akissi une colère de plus accumulée dans son ventre, son identité ravie, à l’image de son passeport confisqué, gardé par Madame. Elle n’avait pas pu s’y opposer. C’était la règle, elle avait signé pour ça lui avait-on dit à l’arrivée à l’aéroport de Beyrouth il y a deux ans.
Un gémissement parvient de la chambre. Madame se lève dans le fracas de ses os qui craquent, parcourt avec peine le couloir et vient s’installer sur son fauteuil au salon. Akissi apporte le thé, les olives, le pain rond et le thym. Madame est contente, elle fait un sourire, Merci ya Binti. Akissi prend le mot de tendresse, c’est toujours ça d’emmagasiner.
Après s’être occupé du linge, de la vaisselle, du lit, des toilettes, de la cuisine, Akissi retourne au balcon. Lui reviennent les images de la foule il y a deux mois dans la rue en bas. Des jeunes manifestaient. Ils réclamaient la démission d’un ministre sous sa fenêtre. Elle avait vu des filles, plein de filles jeunes comme Mariam, en jeans, scandant des slogans, et le mot thaoura qui revenait toujours. Mariam lui avait fait une analyse de la révolution que désiraient les jeunes dans la rue. Depuis le 17 octobre, ils s’étaient emparés des lieux publics. La Place des Martyrs était devenue un espace joyeux, souriant et frissonnant des paroles échangées, des actes de solidarité. En racontant, le visage de Mariam devenait plus lumineux, son regard brillant, ses gestes élégants. La guerre civile s’était achevée depuis 1990 mais elle se poursuivait sous d’autres formes, expliquait Mariam. Les mêmes personnes, seigneurs de guerre reconvertis en politiciens. La corruption et le clientélisme entretenus par le système confessionnel. Mariam rendait responsable les partis politiques, tous sans exception. Alors le peuple s’était ¬soulevé, il fallait que tout ce système change, c’est ça qui se passait, c’est ça la révolution, lui expliquait-elle. Le soir où le gouvernement était tombé, Mariam était venue chez sa grand-mère. Exaltée, elle avait pris sa grand-mère dans ses bras, et puis Akissi aussi, et elles avaient toutes trois dansé quelques instants. Ça avait payé d’être dans la rue chaque jour, de réclamer justice. Tout allait changer désormais, elle le voyait, elle le réclamait, cela allait arriver… Et puis il y a eu ce coronavirus, le confinement et le mouvement a dû s’arrêter par la force de ce virus. Mariam pensait qu’il ne fallait pas pour autant baisser les bras, elle avait dit les premiers jours du confinement : le gouvernement exploite cette situation de crise sanitaire, c’est l’occasion rêvée pour lui de nous empêcher de poursuivre le soulèvement, de casser notre élan, de renforcer son pouvoir, tu imagines, créer une prison à ciel ouvert et tous nous l’acceptons.
Quand elle était partie, Akissi s’était souvenue du mot prison. Elle, elle y était de fait depuis deux ans dans cette ville, sa prison. Elle n’en connaissait que deux rues, elle n’avait pas le choix, cloisonnée entre la violence et la misère de Yopougon et cet enfermement à Beyrouth. Pour elle le confinement, c’est une vieille histoire.
C’est la fin de l’après-midi, la lumière n’est pas encore totalement oxydée. Une silhouette se penche sur la balustrade d’un balcon beyrouthin. Sa joue attrape le dernier rayon de soleil de la journée. Son regard se pose sur la rue Makhoul, il suit une feuille dans les airs, s’éloigne avec elle, plane au-dessus de Ras-Beyrouth, traverse Manara et son vieux phare, se dirige vers la Méditerranée, s’enfonce encore plus loin dans la mer. La première étoile de la soirée fait briller la ville. Demain il fera doux.